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Américain Il y a une barbarie propre au sang "peau-rouge" dans la soif de l'or chez les Américains : leur hâte sans répit au travail, - le vice proprement dit du Nouveau Monde - déjà comme à barbariser par contamination la vieille Europe et à y répendre une stérélité de l'esprit tout à fait extraordinaire. Dès maintenant on y a honte du repos : la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la Bourse - on vit comme quelqu'un qui sans cesse "pourrait rater" quelque chose. "Faire n'importe quoi plutôt que rien" - ce principe aussi est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût supérieur ... On n'a plus le temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de l'obligeance avec des détours, pour tout l'esprit de conversation et pour tout otium en général. Car la vie à la chasse au gain contraint sans cesse à dépenser son esprit jusqu'à épuisement alors que l'on est constamment préoccupé de dissiumuler, de ruser, ou de prendre l'avantage : l'essentielle vertu, à présent, c'est d'exécuter quelque chose en moins de temps que ne le ferait un autre. Et de la sorte, il ne reste que rarement des heures où la probité serait permise : mais à des pareilles heures on se retrouve las et l'on désire non seulement se "laisser aller", mais aussi s'étendre largement et lourdement ... S'il est encore quelque plaisir à la vie de société et aux arts, ils sont du genre de ceux que se réservent des esclaves abrutis par les corvées. Quelle affliction que cette modestie de la "joie" chez nos gens cultivés et incultes ! Quelle affliction que cette suspicion croissante à l'égard de toute joie ! Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà "besoin de repos" et commence à se ressentir comme un sujet de honte. "Il faut bien songer à sa santé" - ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne pas céder à un penchant pour la vita contemplativa (c'est à dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même ... Le Gai Savoir (1882-1887) |
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Solitude Aujourd'hui par contre, alors que la bête de troupeau arrive seule aux honneurs et seule à la dispensation des honneurs en Europe, alors que "l'égalité des droits" pourrait se traduire plutôt par l'égalité dans l'injustice : je veux dire dans la guerre générale contre tout ce qui est rare, étrange, privilégié, la guerre contre l'homme supérieur, l'âme supérieure, le devoir supérieur, la responsabilité supérieure, la plénitude créatrice et dominatrice - aujourd'hui être noble, vouloir être soi, savoir être différent, devoir vivre seul et pour son propre compte sont des choses qui rentrent dans le concept "grandeur" et le philosophe révélera en quelque mesure son propre idéal en affirmant : "Celui-là sera le plus grand qui saura être le plus solitaire, le plus caché, le plus écarté, l'homme qui vivre par-delà le bien et le mal, le maître de ses vertus, qui sera doué d'une volonté abondante; voilà ce qui doit être appelé de la grandeur : c'est à la fois la diversité et le tout, l'étendue et la plénitude." Et nous le demandons encore une fois : aujourd'hui la grandeur est-elle possible ? Par-delà le Bien et le Mal (1886) |
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Surhumain L'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, - une corde sur l'abîme. Il est dangereux de passer de l'autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière - frisson et arrêt dangereux. Ce qu'il y a de grand dans l'homme, c'est qu'il est un pont et non un but : ce que l'ont peut aimer en l'homme, c'est qu'il est un passage et un déclin. Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) |