Morceaux choisis

 

Introduction
P30

L'absence de théorisation à la façon grecque ou scolastique explique sans doute la tendance chinoise aux syncrétisme. Il n'y a pas de vérité absolue et éternelle, mais des dosages. Il en résulte, en particulier, que les contradictions ne sont pas perçues comme irréductibles, mais plutôt comme des alternatives. Au lieu de termes qui s'excluent, on voit prédominer les oppositions complémentaires qui admettent le plus ou le moins : on passe du Yin au Yang, de l'indifférencié au différencié, par transition insensible. En somme, la pensée chinoise ne procède pas tant de manière linéaire ou dialectique qu'en spirale. Elle cerne son propos, non pas une fois pour toutes par un ensemble de défintions, mais en décrivant autour de lui des cercles de plus en plus serrés. Il n'y a pas là le signe d'une pensée indécise ou imprécise, mais bien plutôt d'une volonté d'approfondir un sens plutôt que de clarifier un concept ou un objet de pensée ... Car le but ultime recherché n'est pas la gratification intellectuelle du plaisir des idées, mais la tension constante qu'une quête de sainteté. Non pas le toujours mieux raisonner, mais le toujours mieux vivre sa nature d'homme en harmonie avec le monde.

 
P35

Un courant de pensée de la Chine ancienne ne cherche pas à proposer un système clos qui risquerait détouffer les virtualités vitales, mais un dao (plus communément transcrit tao). Ce terme, dont on attribue souvent le monopole aux taoïstes, est en fait un terme courant dans la littérature antique, qui signifie "route", "chemin", et par extension "méthode", "manière de procéder" - sens littéral et figuré recouverts par le mot français "voie". Mais du fait de la fluidité des catégories en chinois ancien, dao peut également signifier, dans une acceptation verbale, "marcher", "avancer", mais aussi - fait intéressant - "parler", "énoncer". Ainsi chaque courant de pensée à son dao, en ce qu'il propose un enseignement sous forme d'énoncés dont la validité n'est pas d'ordre théorique mais se fonde dans un ensemble pratiques. Le dao structure l'expérience et, ce faisant, synthétise une perspective hors de laquelle la vérité du contenu explicite des textes ne saurait être évaluée.

Dans le dao, l'important n'est pas tant d'atteindre le but que de savoir marcher. "Ce à quoi nous donnons le nom de Dao" dit Zhuangzi au IV ième siècle av JC, "ce que nous empruntons pour marcher". Ou encore : "Ne fixe pas ton esprit sur un but exclusif, tu serais estropié pour marcher dans le Dao." La Voie n'est jamais tracée d'avance, elle se trace à mesure qu'on y chemine : impossible, donc, d'en parler à moins d'être soi-même en marche. La pensée chinoise n'est pas de l'ordre de l'être, mais du processus en développement qui s'affirme, se vérifie et se perfectionne au fur et à mesure de son devenir. C'est - pour reprendre une dichotomie bien chinoise - dans son fonctionnement que prend corps la constitution de toute réalité.

 
Le pari de Confucius sur l'homme
P79

Dans la façon dont Confucius transmet en la transformant la Voie royale de l'antiquité se profile déjà le destin de la tradition chinoise. Celle-ci, au lieu de se scléroser dans la reproduction indéfinie d'un même modèle, ne doit sa vitalité deux fois millénaire qu'à son ancrage dans l'expérience et l'interprétation personnelles des individus qui l'ont vécue. C'est précisément dans la mesure où la Voie confucéenne est à la portée de tout un chacun qu'elle peut prétendre à l'universalité :

C'est l'homme qui élargit la Voie et non la Voie qui élargit l'homme (XV, 28).

 
Discours et logique des Royaumes Combattants

P136

Un point commun à tous les courants concernés de près ou de loin par la question du langage, et en contraste avec la tradition philosophique grecque, est l'absence d'intérêt pour la définition comme porteuse de signification et moyen d'accès à la réalité des choses. Alors que les dialogues platoniciens se préoccupent principalement de formuler les définitions les plus exactes comme moyen d'atteindre la vraie connaissance, un Confucius, un Mencius, un Laozi sont, au contraire, soucieux d'éviter de fournir des définitions aux termes pourtant cruciaux qu'ils utilisent : on n'en voudra pour exemple que la façon pointilliste dont Confucius ébauche la notion de ren plus qu'il n'en dessine les contours.

Ce refus de la définition ne s'explique pas seulement par la crainte qu'elle ne soit nécessairement limitative, mais plus largement par une différence de visée, l'important n'étant pas la signification théorique quel'on peut donner à une notion, mais la maière dont celle-ci doit être utilisée et, surtout, vécue ... Plutôt que de s'interroger sur son caractère vrai ou faux, on se demandera en priorité quel effet telle croyance pourra exercer sur les hommes, ou quelles implications morales ou sociales pourront être dégagées de telle proposition.

 
P143
Comme le montre prestement Christophe Harbsmeier qui conteste que le mot chinois ma ("cheval") soit un nom de masse, nul n'est besoin de chercher midi à quatorze heures : Gongsun Long joue tout simplement sur deux interprétations - rendues possibles par l'indétermination du chinois ancien - de l'énoncé baima fei ma : 1) "Un cheval blanc n'est pas un cheval"; 2) "Cheval blanc n'est pas (la même chose) que cheval". La stratégie de Gongsun Long consisterait donc à laisser l'adversaire s'acharner sur la première interprétation, pendant que lui même défend tranquillement la seconde.
 
P145

Autrement dit, forme (cheval) et couleur (blanc) sont mis sur le même plan, dans un rapport de coordination du type "Une pierre dure et blanche", exemple logique que l'on trouve dans le Canon moïste :

La pierre est une, la qualité d'être dure et celle d'être blanche sont deux, mais elles sont dans la pierre.

Dans ce cas, on pourrait dire, à la manière de Gongsun Long, que "La pierre est blanche" n'est pas la même chose que "La pierre est dure et blanche". Mais c'est précisément en faisant le rapprochement analogique de l'exemple du cheval et de celui de la pierre que l'on perçoit ce qui est faussé dans le premier. Il n'est, en effet, pas possible de mettre sur un même plan les deux parties que seraient la couleur blanche et la forme xheval, celui-ci étant lui même un tout auquel la partie couleur se trouve subordonnée. Il y a donc en fait entre "cheval" et "blanc" un rapport, non de coordination, mais de subordination : le cheval est tout entier dans sa forme, il s'y identifie totalement, alors que la couleur n'en est qu'une partie.

 
P147

Ne résistons pas à l'envie de clore ce chapitre décidément très chevalin sur la savoureuse historiette du Han Feizi :

Ni Yue, un homme de Song, excellait dans l'art d'argumenter. Il tenait que "cheval blanc n'est pas cheval", se rattachant aux argumenteurs de l'académie Jixia de Qi. Le jour où, monté sur un cheval blanc, il voulut passer la douane, il lui fallut malgré tout s'acquitter de la taxe sur les cheveaux ...

 
Mencius, héritier spirituel de Confucius
P151
Il ne reste dès lors au shi deux possibilités : servir le prince comme ministre, ou entretenir avec lui un rapport de maître à disciple. Le shi, qui est à la fois très en dessous du prince de par le pouvoir effectif qu'il détient et très au-dessus lui eu égard à sa valeur morale personnelle, se trouve dans une position de sujet selon le code politique et dans une position de maître selon le code éthique. L'ambiguïté du rapport entre le prince et le shi tient à ce que chacun cherche à exiger de l'autre un acte d'allégeance : autant le pouvoir politique a besoin de se donner une légitimité : autant le pouvoir morale cherche reconnaissance dans un statut de supériorité. C'est donc en pleine période des Royaumes Combattants et sous l'impulsion de Mencius que le Dao, ensemble des valeurs morales et culturelles défendues par les shi, devient un enjeu politique.
 
P171

Mencius dit : "J'aime le poisson, mais j'aime aussi les pattes d'ours. Si je ne peux avoir les deux, je laisse le poisson et je prends les pattes d'ours. J'aime la vie, mais j'aime aussi le sens moral. Si je ne peux avoir les deux, je renonce à la vie pour garder le sens moral. Certes j'aime la vie, mais il est quelque chose que j'aime encore plus que la vie, je ne vais donc pas m'y accrocher à tout prix. Certes je redoute la mort, mais il est quelque chose que je redoute encore plus que la mort, je ne vais donc pas éviter le péril à tout prix.

Si l'homme n'aimait rien plus que la vie, ne ferait-il pas tout pour la conserver ? S'il ne redoutait rien plus que la mort, ne ferait-il pas tout pour éviter le danger ? Or, il ne fait pas toujours tout pour sauver sa vie, pas plus qu'il ne fait toujours tout pour échapper au danger. Ce qui montre bien qu'il est quelque chose que l'homme aime plus que la vie, quelque chose qu'il redoute plus que la mort. Les sages ne sont pas les seuls à posséder cet esprit-là, c'est un bien commun à tous, mais seuls les sages ne le perdent jamais" (VI A 10)

 
Le Dao du non-agir dans le Laozi
P182
L'eau et les métaphores associées sont là pour illustrer ce paradoxe : le faible réussit à triompher du plus fort, le souple du rigide. Il s'agit, non pas de démontrer l'éclatante revanche d'un David sur un Goliath, mais de désamorcer la violence en se mettant plus bas que l'agresseur, car ce qui provoque l'agression est de placer l'autre en position d'infériorité. Cette idée soit dit en passant, est à la base des techniques de combat dans les arts martiaux chinois qui ont essaimé dans les autre cultures extrêmes-orientales (rappelons que judô est la prononciation japonaise de roudao, "la voie du souple", emprunt direct au Laozi).
 
Xunzi, héritier réaliste de Confucius
P211
Xunzi a sans doute voulu répondre à l'idée taoïste et naturaliste de l'amoralité du Ciel et donc de l'homme, et réaffirmer la dimension et la place de l'homme face au Ciel. Du coup, il en rajoute sur la valeur de l'effort humain , jusqu'à employer un terme spécifique pour désigner ce qu'il entend par le "fabriqué" (...) Cette part de "fabriqué" dans la nature humaine implique que toutes les qualités éthiques sont acquises à force d'apprentissage. D'où l'importance primordiale que revêt pour Xunzi l'apprendre, au plan individuel et collectif, par lequel l'expérience accumulée dans le temps prend la forme de la culture (wen). A la différence de Mencius, Xunzi voit notre humanité non pas dans notre nature, mais dans notre culture. Il n'est pas d'autre être au monde qui façonne ainsi la brutalité de la nature par l'affinement de la culture : (...)